Le 15h17 pour Paris
Date de sortie 13 Juin 2018 (1h 34min)

 

Genres Drame, Thriller
Nationalité américain

 

Avertissement : des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs

 

Dans la soirée du 21 août 2015, le monde, sidéré, apprend qu’un attentat a été déjoué à bord du Thalys 9364 à destination de Paris. Une attaque évitée de justesse grâce à trois Américains qui voyageaient en Europe. Le film s’attache à leur parcours et revient sur la série d’événements improbables qui les ont amenés à se retrouver à bord de ce train. Tout au long de cette terrible épreuve, leur amitié est restée inébranlable. Une amitié d’une force inouïe qui leur a permis de sauver la vie des 500 passagers …
Le 15h17 pour Paris

Le 15h17 pour Paris

The 15:17 to Paris

réalisé par Clint Eastwood
Il y avait quelque chose de fatalement intrigant à ce qu’Eastwood, pour adapter l’affaire de l’attentat déjoué du Thalys, fasse appel aux trois Américains qui s’y illustrèrent réellement (soit : en désarmant le terroriste et en secourant l’un des passagers). C’est que son cinéma s’est toujours tenu du côté du non-refilmable, de l’unité tragique de l’événement qui, dès lors qu’il pourrait être rejoué à l’identique, tomberait tout entier dans les limbes. Il suffit de repenser à Sully : parce que le 11-Septembre (dont l’ombre planait sur tout le film) était passé, c’est-à-dire non-refilmable, à jamais perdu, alors il fallait, pour le filmer, ou bien ne pas le filmer (ce qu’il a fait), ou bien le filmer comme irréductiblement passé, déjà nimbé de spectralité. L’amerrissage lui-même devait suivre la même logique : à ceux (l’institution) qui voulaient atteindre la vérité de l’événement en le simulant, Eastwood répondait en le rejouant. Le rejouer – et le rejouer plusieurs fois –, ce n’était pas seulement en offrir le spectacle : c’était montrer comme chaque événement, pour atteindre un semblant de vérité, doit se conquérir, par un travail toujours continué de ce qui s’y est déroulé, et en gardant en tête l’artifice (le re-jeu) d’une entreprise forcément fragmentaire. Fatalement intrigant, donc, parce que ce re-jeu allait devenir la forme même du film, défait pour la première fois de tout conflit (avec d’autres versions de l’événement, d’autres manières de l’appréhender dans sa qualité de passé). Surtout, pour un cinéaste de la trace, du reste (la boîte noire pour un crash, un simple mime pour un revolver dans Gran Torino, etc.), cela impliquait de se confronter à la plénitude de l’événement, au moment même de son advenue.

Le film est, à ce titre, on ne peut plus retors. Cette plénitude fait d’abord l’effet d’une révolution dans le cinéma d’Eastwood : puisqu’a priori l’on ne se situe plus dans les limbes, alors les corps et les visages peuvent être éclairés naturellement, être captés depuis une forme de présent pur et non à partir d’un lieu sans nom où ils se tiendraient toujours déjà au bord de l’ombre. Il semble enfin possible de faire droit à un bonheur de l’instantané, où l’accident fait l’effet d’une surprise et non d’un éternel retour de ce qui a déjà été aperçu ou déjà vécu : ainsi des regards des amis lorsqu’ils se confrontent aux beautés des villes européennes, lorsqu’ils se laissent happer par une présence féminine dans un escalier ou en boîte de nuit, lorsqu’une touriste vient joyeusement s’incruster sur l’un de leurs selfies. La fixité de la caméra ne vient plus recouvrir les corps d’un linceul mortuaire, mais est remplacée par des plans souvent agités où le seul objectif est de suivre les pérégrinations des personnages, les glaces qu’ils achètent et les sports qu’ils pratiquent.

Or la beauté du film est d’organiser, au sein même de cette apparente plénitude, une résistance subreptice de l’horizon eastwoodien : la spectralité, la trace, le reste. Tout se passe comme si son cinéma avait été retourné comme un gant : au-dehors cette fois, la lumière ; au-dedans, nichée dans les recoins, la survivance discrète de la non-présence. Les personnages eux-mêmes apparaissent comme des surfaces planes, modelés qu’ils sont par des injonctions venant de l’extérieur (comme dans American Sniper, l’entremêlement de la parole chrétienne, de l’éducation à la violence et du mythe américain) mais vides de l’intérieur, creux comme le seraient des ballons. Leur objet est tout simple, à eux tous : trouver une présence capable de les remplir (il n’est pas surprenant, à ce titre, qu’ils aiment autant manger), déceler une occasion qui leur permettrait d’apparaître aux yeux de tous comme autre chose qu’un entremêlement de surfaces planes. Cette occasion (subséquemment comprise comme effet tardif de l’attente d’un « but suprême »), on le sait, ce sera l’attentat du Thalys, qui leur permettra de s’imposer comme puissances physiques – lorsque Spencer Stone court au milieu des sièges du Thalys, ce sont ses muscles en train de courir que l’on voit, et non plus son uniforme de camouflage.

Artefactualité

Mais la logique spectrale est plus directement liée au dispositif même du film, à l’impératif qu’il s’est donné en faisant de l’événement son projet premier en même temps que sa matière propre. Dans Échographies de la télévision, Jacques Derrida parlait de l’expérience du direct à la télévision et déconstruisait l’idée commune selon laquelle ce qui s’y montre est donné en temps réel : selon lui, ce qui est vu en direct, quand bien même réinscrit dans son immédiateté, est déjà mort parce que toujours maintenu comme enregistrement, dans « la différence ou le retard, le délai dans l’exploitation ou la diffusion de ce vivant » (p. 47). La plénitude s’y abîme définitivement dans le lointain. Le film, imprégné de cette conception du réel simulé comme artefactualité (c’est-à-dire : comme artefact sélectif, comme archive hiérarchisée), va pouvoir se terrer dans un lieu où la différence et le retard peuvent se montrer sans disqualifier pour autant les apparences de la prise directe. Comme le signale la position liminaire d’un narrateur subjectif (l’un des trois héros, qui demande au spectateur de bien vouloir regarder comment tout cela a commencé), l’expérience est indissociable d’une expérience de trace, et le film, contrairement à ce qu’il professe, se tient dans le temps de l’après, dans celui où les traces se trouvent maîtrisées et interprétées, où toute chose peut être insérée dans les rayons d’une causalité. S’ouvre alors, au creux du film, la possibilité d’un discours critique sur la production de ses propres images, dans l’écart tendu entre la démonstration de plénitude et les signes d’absence qui en biais la montrent comme gonflée, simulée, sans rien dans le ventre. Deux exemples : le passage, chaque fois très court mais plusieurs fois répété, du discours réel de François Hollande aux gestes de son double de carnaval (Patrick Braoudé) ; le refus de figurer ce dont on ne sait pas comment il a pu avoir lieu (soit : l’assaillant arrivant à la gare, entrant dans le train, mais systématiquement privé de visage – de son visage il ne sera question qu’à partir du moment où il deviendra un terroriste avéré, factuel).

Le voyage des amis en Europe est, à cet égard, le pan le plus parlant du film. Il suffirait d’y recenser les motifs de la spectralité pour saisir que ce qui s’y joue est moins le re-jeu que la mesure de la distance irrémédiable entre un événement probablement rêvé et sa trace filmique : ainsi de Spencer se faisant prendre en photo et n’y apparaissant qu’en ombre, d’Anthony Sadler redoublant chaque monument de sa représentation virtuelle (via son téléphone portable), d’Alek Skarlatos s’asseyant à une table de restaurant où il imagine – mais imagine seulement : c’est le grand drame de tout personnage eastwoodien – reprendre la place où se serait assis son grand-père, vétéran de la Seconde Guerre mondiale et sans doute mort depuis. Dans l’armée, Spencer se voit refuser un poste dans l’aviation pour motif qu’il serait incapable de « percevoir la profondeur » : ce qu’il voit – comme ses deux camarades –, ce sont des surfaces, donc des spectres, des apparences. De là qu’Eastwood ne pouvait pas l’autoriser à accéder à l’être inaugural de l’événement, puisque déjà son organisme le prédisposait à n’en saisir que la trace. Surtout, ce n’était pas même là sa recherche : comme il le professe lui-même, let’s play war, allons jouer à la guerre dans le re-jeu de nos propres vies.

Le fantôme médaillé

La logique clairement posée, le drame consiste alors pour eux tous en l’apprentissage soudain (soudain parce qu’imposé par la puissance mobilisatrice de l’attentat avorté) que dans leur condition spectrale se trouvait la clef même de leur héroïsme. Le héros, chez Eastwood, doit toujours passer par le stade fantomal : Kevin Costner, dans Un monde parfait, ne pouvait devenir tel qu’en tant – et en tant seulement – que portant son masque de fantôme. L’un des sujets profonds de son cinéma est l’effacement comme condition de la permanence physique (dans une statue, dans une médaille, dans de glorieuses funérailles). Comme Spencer le demande à Dieu à la fin du film, il fallait voir dans la mort la lumière d’un recommencement, donc dans le risque de la disparition la possibilité inédite de se remplir enfin. Cette disparition, comme dans Sully, procède d’un retranchement derrière le groupe (d’un côté, les passagers, les hôtesses de l’air, les sauveteurs ; de l’autre, le train tout entier et même peut-être, suivant les derniers mots de François Hollande, « l’humanité ») où celui qui agit (qui « fait quelque chose ») n’est plus qu’un intermédiaire anonyme entre une matière et une fin. Être un héros, c’est savoir orienter la spectralité dont nous affuble la structure temporelle des choses.