A Beautiful Day
Interdit aux moins de 12 ans avec avertissement

 

La fille d’un sénateur disparaît. Joe, un vétéran brutal et torturé, se lance à sa recherche. Confronté à un déferlement de vengeance et de corruption, il est entraîné malgré lui dans une spirale de violence…

LAST ACTION ZERO

« Tu n’as jamais vraiment été là », énonce Lynne Ramsay dans le titre original énigmatique de son nouveau long-métrage. Une sentence mystérieuse, adressée à son héros, Joaquin Phoenix, qui contient à elle seule une des clefs de lecture de cette descente aux enfers. Vétéran et ex-flic au passé traumatique, Joe reçoit pour mission de retrouver la fille d’un politicien sur laquelle a mis la main un réseau de prostitution infantile. Force motrice du récit, Joe échappe fréquemment au découpage millimétré de la cinéaste, évoluant à la frontière du cadre, disparaissant à la faveur d’un champ/contre-champ.

Plutôt qu’un don d’ubiquité, c’est la nature spectrale du personnage que nous dévoilent ces échappées inquiétantes. Le colosse brisé interprété avec intensité par Joaquin Phoenix n’est plus vraiment de ce monde, ainsi que le dévoile la fabuleuse introduction de A Beautiful Day. A l’écran se succèdent des instantanés du présent, des reflux du passé et de brèves hallucinations sans que l’on puisse jamais tout à fait trancher entre cauchemar, fantasme et réalité. Joe a sauvé une enfant, assisté à la mort d’un autre, tué un homme. Il faudra attendre qu’il achève cette mission inaugurale et rentre chez sa mère pour que la caméra fiévreuse de Ramsay lui retrouve un semblant de centre de gravité, bientôt pulvérisé.

 

Photo Joaquin Phoenix

 

La réalisatrice n’accordera pas pour autant de répit à ce personnage en déshérence, et même quand son découpage feindra un certain retour à la normale, c’est le montage qui se chargera d’atomiser l’apparent classicisme de ce polar hardboiled. D’une précision technique ahurissante, capable d’opérer des bascules thématiques ou émotionnelles en une fraction de seconde, le fractionnement de l’action et de la temporalité qu’opère Ramsay multiplie les sens, les niveaux de lecture et provoque au sein d’une mécanique faussement classique des irruptions de poésie macabre à la puissance imparable. En témoigne la première véritable décharge de violence du héros, qui, grâce à un montage reposant sur une pirouette géniale (la chorégraphie épousant le balayage de plusieurs caméras de surveillance) décuple l’impact d’une scène tétanisante en la préservant de toute tentation putassière.

 

Photo Ekaterina Samsonov

 

KILLING IN THE NAME

Le programme de A Beautiful Day est en apparence simplissime, empruntant ici à Taxi Driver, là à La Blessure. Sauf que Lynne Ramsay a mieux à faire que rejouer le cinéma de ses aînés et ne cherche pas à repiquer les grandes heures du Nouvel Hollywood. Accrochée aux basques couturées de cicatrices de Phoenix (transfiguré par une rage mélancolique qui lui confèrent des airs de Mel Gibson), elle compose par petites touches un univers oscillant entre quête mystique et exploration mythologique.

 

Photo Joaquin Phoenix

 

Joe arpente le Styx et, au gré de ses rencontres, son coeur lui dicte d’y entraîner les pêcheurs à coups de marteau, ou d’en extraire, perchés sur ses épaules colossales, ceux qu’il convient de sauver. Mais le métrage ne joue jamais la carte revue de la rédemption ou du chantage émotionnel par enfant interposé, et esquive brillamment les écueils dans lesquels se vautrait Léon. Présenté comme une entité fantomatique, Joe n’a rien d’un coeur pur et s’il charrie sa part de traumas, le récit ne les explicite pas tous et laisse au spectateur le soin de décider s’il en est la victime ou l’auteur. De même, le scénario a l’immense intelligence de ne jamais reculer dans sa volonté d’appréhender la question du mal.

 

Photo Joaquin Phoenix

 

Interrogation qui traversait déjà We need to talk about Kevin, sans toujours lui trouver de réponse satisfaisante, elle est une nouvelle fois au coeur du film, incarnée par Nina, enfant broyée et pervertie par un monde en pleine déliquescence. Assumant une partie de la violence inhérente à l’intrigue, le personnage met son sauveur supposé face à un dilemme impossible, une crise de conscience radicale. Mû par l’idée qu’il peut laisser libre cours à la rage qui le consume pour sauver quelque chose de pur, Joe devra accepter l’idée que ses poings et son amour des marteaux sont bien peu de choses face à la viralité du mal. Tragédie d’un homme obsédé par la mort, qui ne sait que la donner quand il se morfond de ne pas la recevoir, A Beautiful Day est l’histoire tétanisante d’une âme en peine, qui ne pourra jamais tout à fait s’échapper.

On demeure interdit devant la force et la beauté de ce film, où un ange de la mort aux affects exacerbés apprend progresisvement à cohabiter avec la permanence du mal. Lynne Ramsay prouve ici avec un talent inoui qu’elle est capable d’investir quelques uns des codes les plus usés du cinéma de genre pour les réinventer. Son film est une oeuvre désarmante de simplicité, qui manie avec autant de maestria l’épure que la sophistication.